Faire son coming out sur le cancer de la thyroïde de Fukushima est un acte de bravoure dans le Japon d’aujourd’hui
Par Linda Pentz Gunter, traduit par Kurumi Sugita
En plein cœur de l’obscure bataille menée pour savoir s’il faut inclure l’énergie nucléaire dans la taxonomie « verte » de l’Union Européenne, cinq anciens premiers ministres japonais ont fait une déclaration sans précédent. Ils ont fermement condamné toute inclusion de l’énergie nucléaire en tant qu’énergie verte ou durable, même en tant que combustible dit de transition.
Le gouvernement japonais actuel a passé sous silence les arguments climatiques avancés par les anciens premiers ministres, s’emparant rapidement d’une petite phrase concernant les conditions de vie au Japon suite à l’accident de Fukushima : « de nombreux enfants souffrent d’un cancer de la thyroïde ».
Le parti libéral démocrate au pouvoir est même allé jusqu’à approuver une résolution condamnant les cinq anciens premiers ministres, dont l’un, Junichiro Koizumi, est issu de ce parti. La résolution allègue que leur déclaration n’était pas « scientifique » et qu’ils ravivaient les préjugés et encourageaient les gens à considérer les habitants de Fukushima comme des parias.
Le Conseil de recherche politique du parti a déclaré qu’il soumettrait sa résolution à l’actuel premier ministre, Fumio Kishida.
Le même jour – le 27 janvier 2022 – où la lettre ouverte des anciens premiersministres a été soumise à l’UE, six jeunes personnes, qui étaient enfants au moment de la catastrophe nucléaire de Fukushima Daiichi en mars 2011, ont intenté un procès devant le tribunal du district de Tokyo contre TEPCO, propriétaire et exploitant de la centrale nucléaire.
Les six personnes, âgées de 17 à 27 ans, tiennent la firme pour responsable des cancers de la thyroïde que chacune d’entre elles a développés après avoir été exposée aux radiations libérées par la catastrophe nucléaire.
En intentant un procès et en rendant ainsi la question publique, les six personnes ont immédiatement fait l’objet d’un niveau d’abus sans précédent pour s’être exprimées. Dans une vidéo contenant leurs témoignages, elles ont été obligées de dissimuler leur apparence physique, par crainte des représailles.
Le « coming out », les révélations volontaires sur le cancer de la thyroïde ou sur tout autre impact négatif sur la santé résultant de la catastrophe nucléaire de Fukushima, restent des sujets largement tabous au Japon. Les études qui concluent que les impacts médicaux sont importants, voire substantiels, sont accueillies avec autant d’hostilité, de dureté que de mutisme.
Lorsque l’épidémiologiste Toshihide Tsuda et ses collègues ont publié en 2016 un article intitulé « Thyroid Cancer Detection by Ultrasound Among Residents Ages 18 Years and Younger in Fukushima, Japan : 2011 to 2014 », il a été largement ignoré plutôt que contesté.
L’étude conclut : « Une surabondance de cancers de la thyroïde a été détectée par échographie chez les enfants et les adolescents du département de Fukushima dans les 4 ans qui ont suivi le rejet d’éléments radioactifs, et il est peu probable qu’elle s’explique par une augmentation du nombre de dépistages. »
Cela contredisait l’opinion dominante et persistante au sein de l’institution selon laquelle l’on trouvait plus de cancers de la thyroïde chez les enfants après l’accident de Fukushima simplement parce qu’il y avait plus de tests.
Le mythe de « l’augmentation des tests » a servi de prétexte pour réduire les tests de dépistage des cancers de la thyroïde dans les écoles, au motif que ces tests perturberaient trop les enfants, ce qui n’est guère « scientifique ».
Le procès public pourrait transformer tout cela, car les témoignages laissent une image indélébile du lourd tribut payé par les enfants et les familles à la catastrophe nucléaire de Fukushima.
Dans une série en deux articles, la journaliste d’investigation Natsuko Katayama a rendu compte de cette affaire pour le Tokyo Shimbun le 19 janvier et le 27 janvier de cette année.
Elle a écrit que parmi les plaignants, « Deux ont subi l’ablation d’un lobe de la thyroïde, et les quatre autres ont dû subir l’ablation complète de cette glande pour cause de récidive (dans le cas de l’un d’entre eux, des métastases avaient gagné les poumons). Tous, pour se soumettre à ces interventions chirurgicales et à des traitements médicaux, ont dû arrêter leurs études ou leur activité professionnelle. Ils vivent dans la crainte et l’angoisse d’une récidive, et leur vie au quotidien s’est vue réduite en raison de la fatigue et de la faiblesse causées par la maladie. » L’un des plaignants a déclaré qu’ils avaient tous gardé le silence sur l’existence de leur cancer de la thyroïde pendant dix ans, n’osant pas le rendre public en raison de l’inévitable réaction de discrimination dont ils auraient pu faire l’objet.
Beaucoup de personnes souffrant de maladies liées à la catastrophe nucléaire de Fukushima sont considérées comme étant les nouveaux « Hibakusha », nom donné à l’origine aux personnes ostracisées et rejetées par la société japonaise en raison de leur exposition aux radiations dues aux des bombardements atomiques d’Hiroshima et de Nagasaki.
Suffoquant sous le coup de l’émotion, l’une des plaignantes a décrit lors de la conférence de presse comment elle-même et les autres ont dû abandonner leurs espoirs et leurs rêves de travail et d’éducation en raison des contraintes liées à la maladie et aux traitements qui en résultent. « Chez quatre des six plaignants, la maladie a récidivé ou produit des métastases », a-t-elle déclaré.
Les cancers de la thyroïde chez les personnes exposées aux radiations suite à l’accident de Fukushima dans leur enfance ont augmenté 20 fois plus que le taux attendu, avec environ 80% de métastases, ce qui signifie que la chirurgie était médicalement indiquée et le dépistage nécessaire.
« Je suis très inquiète pour l’avenir et je ne peux pas penser au mariage ou à d’autres projets », a déclaré l’une des jeunes femmes, également plaignante dans le procès, qui s’est exprimée lors de la conférence de presse, et dont le cancer a récidivé et s’est propagé. Toutes ont dû faire face à des difficultés financières considérables en raison du coût de leur traitement et de la perte de leur emploi.
Les plaignants ont exprimé l’espoir que le procès aiderait d’autres jeunes personnes souffrant d’un cancer de la thyroïde, dont le nombre est estimé à au moins 300. Mais, avec la suppression des tests et des rapports, et le tabou entourant toute révélation d’une atteinte par le cancer de la thyroïde, les chiffres pourraient bien être beaucoup plus élevés.
Les avocats des plaignants soutiennent que TEPCO devra prouver qu’il n’y a pas de relation de cause à effet entre le cancer de la thyroïde de leurs clients et la catastrophe nucléaire de Fukushima Daiichi. Le procès demande une indemnisation pour les victimes.
« J’essaie de croire que tout ira bien », a déclaré l’une des plaignantes, une jeune femme de 26 ans qui avait 17 ans au moment où son cancer de la thyroïde a été diagnostiqué, « même si je me demande : « pourquoi moi ? »
3.11 Réseau de soutien pour les enfants atteints de cancer de la thyroïde a été lancé afin de soutenir cette action en justice.
L’image à la une, montre un membre de l’équipe de l’AIEA de 2013 supervisant TEPCO déplaçant des assemblages de combustible nucléaire de l’unité du réacteur 4 vers la piscine commune de combustible usé. (Photo : AIEA)
Le 6 mars 2022 par beyondnuclearinternational